Les Français et l’Intelligence Artificielle (deuxième partie) de Jean-Claude Delaunay et Baran Dilek

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 36%
Cinquième session « Civilisation humaine et Culture mondiale », Forum Académique International, 9 et 10 juillet 2025, École du Marxisme de l’Université du Nord-Est, Shenyang, Province du Liaoning, CHINA

Nous vivons, depuis une cinquantaine d’années, peut-être un peu plus, dans le cadre de ce que l’on peut appeler la 3e grande révolution des forces productives de l’époque capitaliste, ou révolution numérique, ou cyber-révolution, etc. Le nom de cette révolution n’est pas encore fixé.

La première révolution fut, en Europe, celle de la houille et des machines à vapeur ainsi que de la mise au travail industriel d’immenses fractions de la population paysanne anglaise puis européenne.

La deuxième révolution eut une portée un peu plus grande. Ce fut celle de l’énergie électrique et d’autres formes d’énergie fossiles que la houille. C’est la révolution des machines et des moteurs ayant transformé le travail industriel, les transports et les déplacements, en Europe et en Amérique du Nord.

La troisième révolution est en cours de développement depuis les années 1970 et ses racines sont antérieures. Elle est mondiale, même si les pays pauvres en sont exclus. Elle transforme le travail de service et la connaissance. Elle a pris diverses formes :

  • Machine de Turing (1936), Cybernétique (1948), Gros Ordinateurs de calcul (années 1940-1950)
  • Ordinateurs personnels (années 1970-1980)
  • Internet (années 1990)
  • Mobile, Smartphone (années 2010)
  • Intelligence artificielle (années 2010-2020)
  • Blockchain (2009)
  • Économie des Plateformes (2010)
  • Low code/No code (2020) [1]
  • Green Technologies/Transition énergétique (2020)

Aujourd’hui, à Shenyang, nous sommes invités à réfléchir sur l’Intelligence artificielle, qui est une branche de la Révolution Numérique et une étape au sein de cette Grande Révolution. Ce qui est clair est que cette troisième révolution correspond à un degré de socialisation des forces productives de plus en plus élevé. La question est donc posée, pour les marxistes, de savoir dans quels rapports sociaux de production elle peut et va se développer.

Ces rapports seront ils ceux de l’impérialisme ou ceux du socialisme ? Comme il est probable qu’elle sera prise en charge dans ces deux types de société, quelles seront les conséquences de cette dualité sur le développement de l’intelligence artificielle dans l’un et l’autre cas ?

Nous pensons que cette interrogation est aujourd’hui la plus importante. Toutefois, comme nous avons choisi, dans cet exposé, de vous informer sur quelques aspects de la littérature et des grandes interrogations ayant cours en France ou en Europe à propos de l’Intelligence artificielle, et que le public français est très éloigné du marxisme, cette question, bien que centrale est mise de côté. C’est donc par le biais de l’idéologie courante et de l’observation que nous allons chercher à répondre aux questions suivantes : À quoi s’intéresse-t-on en France quand on parle d’intelligence artificielle ? Quelle littérature peut-on consulter ?

D’une part, il existe des interrogations liées au fait que la France est gouvernée par des capitaux monopolistes. La France sera-t-elle un marché acceptable pour ces capitaux ? Quelles sont les questions soulevées dans ce contexte ? Il nous a semblé que « les coûts et les risques de l’IA » étaient une façon d’aborder cet aspect pratique. La littérature sur ce point est abondante. Elle l’est d’autant plus que la littérature anglo-américaine est très présente en France. Ces points feront l’objet de la première partie de cet exposé.

D’autre part, un certain nombre de chercheurs s’efforcent de préciser les concepts susceptibles de rendre compte de l’IA et d’en anticiper le développement. Ce sera l’objet de la seconde partie. Nous essaierons de rendre compte de plusieurs travaux sur ce point.

Inutile d’ajouter que l’IA ouvre un champ immense d’interrogations et que nous n’avons pas la prétention d’être exhaustifs. C’est aussi pourquoi un Forum comme celui d’aujourd’hui est nécessaire.

Lire la première partie : INTERROGATIONS ET LITTÉRATURE SUR LES COÛTS DE L’IA

Deuxième partie et Conclusion
RECHERCHES DE THÉORISATION

Même si nous sommes un pays impérialiste dominé par le Super-Impérialisme américain, la curiosité théorique sur l’Intelligence artificielle existe en France.

Mais les sources de ces réflexions sont très diverses. Il faut distinguer deux sources : 1) la source universitaire qui parle surtout de l’information quand on lui parle d’intelligence artificielle, 2) la sources des dirigeants d’industrie qui eux ne confondent pas information et IA. Ils sont soit enthousiasmés par l’IA, soit au contraire ils pensent que c’est une impasse.

A) LA SOURCE UNIVERSITAIRE

Paradoxalement, les réponses théoriques apportées par les universitaires aujourd’hui à la curiosité du public relativement à l’Intelligence Artificielle ne portent pas sur l’Intelligence Artificielle elle-même. Elles portent sur l’Information, le Capitalisme Informationnel, les Super Monopoles Capitalistes et l’Information. Les syndicalistes et les businessmen s’intéressent à l’IA mais les théoriciens s’intéressent à l’information et à l’intelligence et quand on leur parle d’IA, ils englobent cette « pratique sociale » dans une théorie de l’information en système capitaliste.

Dans la première sous-partie de cette deuxième partie, il sera fait état de quatre travaux théoriques, centrés autour des noms suivants : 1) Paul Boccara et son concept de Révolution Informationnelle, 2) Ugo Pagano et son concept de Capitalisme Informationnel, 3) Cédric Durand, et son concept de Techno-féodalisme, 4) Ivan Lavallée et son concept de Cyber-Révolution.

Comme on le verra, ce qui semble important pour eux les trois premiers l’Information. Ce n’est pas l’Intelligence Artificielle. Tout se passe comme si la théorisation de l’Intelligence Artificielle était identique à la théorisation de l’Information dans les sociétés capitalistes développées.

1) Paul Boccara : La Révolution Informationnelle [2]

L’introduction de Paul Boccara dans cet exposé est lié au fait suivant. En Juin 2024, le syndicat CGT en France organisa une journée d’étude sur l’IA. Or Frédéric Boccara, invité comme orateur théoricien à cette journée d’étude, parla principalement de la Révolution Informationnelle et des contradictions qu’elle impliquait pour le Capitalisme. Frédéric Boccara est le fils de Paul Boccara.

Paul Boccara, aujourd’hui décédé, fut un économiste communiste profondément impliqué pendant 60 ans dans le travail théorique ayant accompagné l’activité du PCF depuis les années 1960 jusqu’en 2015, année de son décès.

Il écrivit en 1964 un article important sur la révolution de la Machine-Outil [3] puis, autour des années 1980, lança le concept de « révolution Informationnelle ». Son raisonnement peut être résumé de la manière suivante.

A l’époque de l’industrie, les machines ont remplacé la main de l’homme. Nous serions dans une nouvelle ère technologique dans laquelle selon lui les machines remplaceraient le cerveau de l’homme. Or les informations sont, les outils, les moyens, avec lesquels travaille le cerveau. La présente révolution serait donc une révolution informationnelle faisant suite à la révolution industrielle.

Quelle serait, pour les capitalistes et donc pour le fonctionnement des rapports capitalistes d’appropriation privée, la différence fondamentale entre ces deux révolutions ?

Dans la révolution industrielle, la matière travaillée serait tangible et donc appropriable de manière exclusive, alors que, dans la révolution informationnelle, la matière travaillée serait l’information, laquelle serait intangible ou comme on dit, « immatérielle ». Elle pourrait donc être utilisée un très grand nombre de fois. Le théorème de Pythagore, par exemple, est une information apparemment « inusable ».

De cette particularité de l’information aurait résulté la contradiction au sein du capitalisme développé entre la possible gratuité de l’information, infiniment réutilisable, au moins pendant un certain temps, et l’intervention du Capital pour s’approprier l’information, la transformer en marchandise et en vendre l’usage. Posséder l’information donnerait droit à une rente, autant de fois qu’il y en aurait la demande.

Paul Boccara avait le secret de s’exprimer de façon totalement obscure et confuse. Aussi est-il important de disposer d’interprètes de sa pensée, et notamment des commentaires qu’en donne son fils, Frédéric Boccara. Voici ce qu’a écrit ce dernier sur la théorie de son père [4].

« La révolution informationnelle (dont l’analyse théorique a été avancée par Paul Boccara dès 1983 dans un article de La Pensée) constitue une véritable révolution technologique et culturelle qui se heurte à la structure sociale et aux rapports sociaux de production capitalistes, qui pour l’instant ne sont pas révolutionnés…

Or l’information a certaines caractéristiques fondamentales. Elle se partage, contrairement à un produit matériel. Elle ne se « consomme » pas… Elle a aussi un fonctionnement assez particulier en termes de coûts : la création de nouvelles informations peut être très coûteuse et même incertaine et demande des « avances » (R&D pour mettre au point un médicament) … mais une fois ces informations créées leur partage a un coût proche de zéro ».

En reprenant ces explications, voici comment on peut comprendre les conclusions les plus immédiates de l’analyse développée par Paul Boccara.

  • Nous vivons dans un monde où l’information est l’atome de la vie. Il existe des machines spéciales pour les traiter, les stocker, etc.
  • Produire de nouvelles informations peut coûter très cher. Mais quel que soit ce coût, la gestion de ce coût est totalement différente dans un système capitaliste monopoliste et dans un système socialiste (Boccara n’utilisait pas le terme de socialisme. Celui-ci avait disparu de son vocabulaire).
  • Dans un système socialiste, le coût de production de l’information n’a pas besoin d’être rentabilisé. Il peut être récupéré mais non rentabilisé.
  • Dans un système capitaliste monopoliste, il doit être rentabilisé. Ce qui augmente le coût unitaire des produits. Cette rentabilisation forme « les coûts financiers ».
  • Pour étaler cette augmentation, les capitaux monopolistes mondialisent leur production et leur distribution (augmentation du nombre de consommateurs).
  • Ils cherchent au plan mondial, à réduire ces coûts par la sous-traitance et par toutes les formes possibles de réduction des coûts.
  • Ils sont toutefois sous la menace de la concurrence d’autres groupes monopolistes.
  • De plus, le capital monopoliste industriel crée les conditions de la surproduction de ses produits et de la sous-rentabilisation des capitaux avancés. La surproduction vient de ses actions de surexploitation de la main-d’œuvre et de compression maximale des revenus alloués à cette main-d’œuvre. La crise financière vient de ce que les capitaux qui financent ces opérations veulent être rémunérés de façon maximale mais qui ne peuvent l’être en raison des difficultés de la réalisation.
    L’action révolutionnaire aurait donc consisté, selon Paul Boccara, à libérer l’information des rapports capitalistes de production et de consommation et à instaurer une économie de partage.

2) UGO PAGANO, Professeur d’Economie à l’Université de Sienne (Italie)

Ugo Pagano est de nationalité italienne. Mais ses idées circulent en Europe. Cédric Durand, dont les conceptions sont examinées ci-après, contribue à les propager.

Selon Pagano, on observerait aujourd’hui la formation d’une catégorie nouvelle de capital partout dans le monde. La caractéristique la plus générale de ce nouveau capital serait d’être la capitalisation du savoir. Il y aurait la monopolisation mondiale des ressources matérielles. Ce serait le capitalisme classique. Mais la monopolisation mondiale du savoir deviendrait encore plus importante. Ce serait le capitalisme nouveau [5].

L’acte de production a toujours reposé sur une certaine connaissance des processus. Mais jusqu’à la fin du XXe siècle, le système capitaliste aurait réussi à contrôler cette partie de l’acte productif par incorporation dans les machines et par l’organisation du travail. A partir des années 1970, il se serait produit un changement très profond dans les forces productives. La fraction intellectuelle du travail de production serait devenue qualitativement plus importante que la fraction matérielle.

Pour continuer à dominer le procès de production, il y aurait eu l’obligation pour les capitalistes, autour des années 1970, d’accroître leur capacité de contrôle de cette fraction intellectuelle. C’est pourquoi ils auraient recherché la propriété directe du savoir ou la mise en place de procédés intermédiaires leur permettant d’exercer leur contrôle de manière renforcée. La connaissance qui, jusqu’alors était un « bien public » serait devenue, pour les capitaux monopolistes, un « bien privé ».

Depuis la création en 1994 de l’OMC et des accords sur les droits et le commerce de la propriété intellectuelle (ADPIC) qui y sont associés, le Capitalisme monopoliste intellectuel « ne reposerait plus simplement sur le pouvoir de marché dû à la concentration des compétences dans les machines et la gestion. Il deviendrait aussi un monopole légal sur certains éléments de connaissance, qui s’étendrait bien au-delà des frontières nationales » [6] . La connaissance pouvant être aisément traduite d’une langue dans une autre, le monopole légal exercé par le Capital monopoliste tendrait inévitablement à devenir mondial.

Après cette mutation légale, deux périodes pourraient être distinguées. La première, couvrant les années 1990-1999, aurait correspondu à l’expansion de ce que l’on a appelé « l’économie du savoir ». La deuxième, commencée autour de 2000 aurait été moins prospère. Les rendements de l’Economie du Savoir seraient devenus décroissants, ce qui aurait entraîné la crise économique et financière dans laquelle le monde capitaliste est entré en 2007-2008 et dont il n’est pas sorti.

On peut arrêter ici le compte-rendu de cette analyse. En 2014, Ugo Pagano ne pensait pas particulièrement à l’Intelligence Artificielle. Par rapport à ce phénomène, on peut déduire de son travail que l’IA fait partie de ces activités que le Capital monopoliste mondialisé cherche à monopoliser, avec l’espoir qu’elle aidera à sortir de la crise dans laquelle le Capitalisme est plongé.

3) Cédric Durand : Le Techno-féodalisme. L’exercice du pouvoir sur le marché et sur l’information.

Cédric Durand est un professeur d’économie, de référence marxiste, aujourd’hui en poste à Genève, ayant notamment publié un livre sur le Techno-féodalisme [7]. Par ce terme, il exprime que, selon lui, les sociétés développées seraient entrées dans une phase de régression (d’où la référence au féodalisme). Les plateformes numériques, c’est-à-dire les monstres capitalistes que sont les BIG TECH, seraient devenues des fiefs exploitant le travail grâce à la propriété et à la domination qu’elles exercent tant sur les informations relatives à leur domaine d’activité que sur les techniques et algorithmes permettant de les traiter et de se soumettre les salariés. Il a minutieusement décrit le fonctionnement de ces fiefs et leur capacité à prélever des rentes. La valeur des marchandises tendrait à devenir une réalité dépassée. Elle serait remplacée par le prélèvement de rentes ayant pour finalité de rentabiliser les énormes capitaux déployés sous leur égide. Il résulterait de cette évolution que les propriétaires de l’information délaisseraient la production pour se concentrer sur la prédation. La régression propre à l’époque du Numérique serait à la fois économique, politique et culturelle.

Ce qui suit provient d’une conférence prononcée par Cédric Durand dans le cadre d’un Institut d’inspiration politique, lié à la personne de Jean-Luc Mélenchon (L’Institut La Boétie). Cette conférence a eu lieu en avril 2023 [8].

Le point de départ de cette conférence, outre la mention d’un article de David Harvey, fut le rappel de ce qu’ont pensé Frédéric List puis Frédéric Von Hayek à propos du savoir. Le premier écrivit notamment : « L’accumulation des découvertes, des inventions, des améliorations, des perfectionnements, des efforts de toutes les générations…c’est ce qui constitue le capital intellectuel de l’Humanité vivante » [9]. Quant au second, il écrivit : « La connaissance, une fois acquise, devient gratuitement disponible pour le bénéfice de tous. C’est par ce don gratuit des connaissances…que le progrès est rendu possible » [10].

En somme, tant pour List que pour Hayek, la connaissance était « un bien de civilisation ». Ce n’était pas un bien privatisable. Hayek ajoutait même une idée intéressante à reprendre aujourd’hui, dans le cadre de cet exposé, à savoir que les informations multiples, qui sont l’expression de la réalité vivante, doivent être traitées par le marché. Ce dernier serait la meilleure intelligence pratique naturelle existant aux côtés de ce bien de civilisation que serait la Connaissance. En résumé donc, pour Hayek, la société reposait sur les biens de civilisation et le marché.

L’idéologie capitaliste excluait de l’appropriation privée tant la connaissance que des informations sur lesquelles elle repose. Elle excluait que le marché put être un lieu d’intervention de certains intérêts au détriment d’autres.

La Révolution Numérique en cours aurait réalisé le complet renversement de cette idéologie. C’est le point que Cédric Durand chercha à mettre en lumière dans cette conférence en affirmant qu’aujourd’hui, dans le capitalisme des GROS, les GAFAM, les BIG TECH, chercheraient avant tout à s’approprier les informations, tout en modifiant le marché sur lequel ils introduiraient des marchandises nouvelles, immatérielles.

Il analyse, par exemple, le comportement de Microsoft à l’égard du monde des chercheurs. Il montre d’une part, le réseau mondial extrêmement dense de liaisons que Microsoft entretient avec des équipes de chercheurs dans le monde entier. Il indique par ailleurs le taux comparé de brevets pris par Microsoft et les chercheurs de ce réseau mondial. Il est supérieur à 80% pour Microsoft. Ce qui montre que l’appropriation privée des informations scientifiques par les BIG TECH peut se faire de nombreuses manières, parfois très subtiles.

4) Ivan Lavallée : Le concept de Cyber-Révolution

Ivan Lavallée est Professer émérite de l’Université de Vincennes- Paris 8. Il a publié en 2022 la version fortement révisée d’un ouvrage qu’il avait écrit avec Jean-Pierre Nigoul en 2002 [11] .

L’origine de la Révolution en cours est par lui clairement indiquée. Ce sont : 1) La machine de Turing, qui n’est pas une machine mais une expérience de pensée (p.97), à l’origine des ordinateurs, 2) La Cybernétique, et Norbert Wiener son fondateur. La Révolution numérique en cours serait née de la conjonction de ces deux éléments : l’informatique et la cybernétique.

Cet ouvrage est tout à fait intéressant pour au moins trois raisons. La première est qu’il est bouillonnant d’idées multiples, sous-tendues par ses convictions marxistes. Il aborde, si l’on peut dire, tous les sujets. La deuxième est qu’il aborde un sujet peu traité dans la littérature marxiste française, à savoir la transformation de la structure des classes, et celle notamment de la classe ouvrière, que porte en elle toute révolution des forces productives (chapitre 6). Le troisième est sa référence explicite au socialisme et au communisme. Contrairement aux auteurs évoqués ci-dessus, Paul Boccara et encore plus Cédric Durand, Ivan Lavallée exprime avec clarté sa conviction selon laquelle la Cyber-Révolution est une ouverture potentielle vers le Socialisme, dont les forces progressistes devraient se saisir davantage pour traiter les problèmes du monde moderne, que ce soit ceux du travail ou ceux de l’écologie.

Ce livre a malheureusement aussi, pour le public, les défauts de ses qualités : il apparaît comme étant trop général, que ce soit pour décrire l’évolution concrète de la Cyber-Révolution (le phénomène de l’Intelligence Artificielle, par exemple, est sans doute trop brièvement traité) ou pour en évoquer les implications sociales.

5) Qin Zizhong, universitaire chinois

Le seul universitaire Chinois auquel nous avons accédé et qui a cherché à parler théoriquement de l’IA sans noyer le poisson dans l’Information, est Qin Zizhong, professeur de marxisme à l’Université de Hainan. Mais son propos est très peu développé. Il pense que la théorie de la valeur travail n’est toujours pas dépassée mais que cela pourra advenir. Il avance le concept de « travailleur collectif » pour exprimer le degré de socialisation auquel correspond le développement contemporain de l’Intelligence artificielle.

Ce que les Français connaissent de la littérature chinoise est minime. L’article de Qin Zizhong, pour un lecteur français moyen actuel, est incompréhensible. [12] Cet article est d’ailleurs fort sommaire.

Dans l’article « la théorie de la valeur de travail à l’ère de l’IA »
Qin Zizhong interroge l’impact de l’IA sur la théorie marxiste. Il s’interroge en prospectiviste : avec la combinaison « Internet + IA », un soviet de super-intelligence est-il en train d’émerger des usines ? Si cette entité émergente produit de la valeur sans travail humain direct, que devient le principe marxiste selon lequel le travail est la seule source de valeur ? Face à cette nouvelle réalité, l’axiome du travail vivant comme source de la valeur deviendrait-il obsolète ?

Pour tenter de répondre à cette question, Qin propose de considérer l’IA comme le fondement du « travailleur collectif », concept déjà présent chez Marx, notamment pour décrire la coopération dans la manufacture. Toutefois, l’auteur semble donner un autre contenu à ce concept. Il s’agit peut-être d’une erreur de traduction mais l’auteur suggère que c’est l’intégration de l’IA qui donne naissance au concept même de « travailleur collectif » :

« Avec l’avènement de l’ère de l’IA, les ingénieurs n’ont plus qu’à concevoir le programme initial du logiciel des systèmes intelligents, qui subissent ensuite des mises à jour itératives et un apprentissage en profondeur grâce à de vastes ensembles de données. Cette intégration donne naissance au concept de ‘travailleur collectif’ » [13]

L’intention de Qin semble être la suivante : situer la place de l’IA dans la production numérique aux côtés des codeurs et ingénieurs, qui conçoivent et entretiennent le système. Selon lui, tant que l’IA n’aura pas atteint le stade hypothétique d’une conscience autonome, elle restera un outil et la valeur qu’elle génère sera attribuable au travail humain.

Pour conclure cette partie, on dira donc que l’intérêt actuellement porté par le public au phénomène de l’Intelligence Artificielle n’a pas suscité chez les chercheurs en France une théorisation différente de celle qui existait auparavant. L’IA prend place naturellement dans les théories du Capitalisme informationnel et du prétendu capital « immatériel ». Quant au travail de Ivan Lavalée, bien que différent, il est encore, nous semble-t-il, insuffisamment développé.

  • LA SOURCE DES PRATICIENS
    On va faire état d’entretiens diffusés en France et réalisés avec des entrepreneurs ou provenant d’entretiens effectués avec des universitaires ou praticiens étrangers. Il en ressort que l’Intelligence Artificielle est encore un point d’interrogation.
  • Le premier met en scène JENSEN HUANG [14]. Cette personne est américaine et originaire de Taïwan. C’est l’un des fondateurs de NVIDIA, une usine de processeurs graphiques (GPUs) qui alimentent aujourd’hui la plupart des grandes IA. Pour lui, information et intelligence artificielle ne se confondent pas : si Internet a été l’infrastructure de l’information, l’IA serait en passe de devenir l’infrastructure de l’intelligence. Il imagine que dans un avenir pas très lointain, les entrepreneurs (sans doute de très grande taille) seront les gérants simultanés de deux sortes d’usines : 1) Une usine de production de biens (comme les voitures), 2) Une usine dédiée à la production de l’intelligence artificielle qui sera embarquée dans ces biens. Ce que produit cette deuxième usine, ce ne sont pas des logiciels au sens classique mais des « tokens », c’est-à-dire des unités significatives qui peuvent représenter des faits, mots, images, qualités, structures 3D, sentiments etc. Pour Huang, produire des tokens, c’est produire de l’intelligence.
  • Le deuxième entretien met en scène Yann Le Cun [15]. Il enseigne à la New-York University et il est le directeur scientifique de l’IA de Meta (Facebook). Il est en contact avec étroit avec le business informatique. C’est un sceptique de l’Intelligence Artificielle Générale, contrairement à Jensen Huang, il affirme que l’industrie de l’Intelligence devrait faire preuve d’humilité face au réel. Il critique sévèrement l’identification qui est faite entre Intelligence et Information. Accumuler des informations, toujours plus d’information ne produit pas de Human Level Artificiel Intelligence (HLAI). Cela produit un simulacre de l’Intelligence basé sur des traitements statistiques. Selon lui, il va falloir développer une architecture IA qui en se décentrant de sa focalisation sur le traitement du langage permettra aux systèmes d’aller vers ce qu’il appelle l’AMI (Advanced Machine Intelligence). Pour Yann Le Cun, « malgré l’enthousiasme actuel autour de l’IA, aucun robot n’est encore en mesure d’effectuer une tâche aussi simple que débarrasser et nettoyer une table. Nous sommes en train de manquer quelque chose d’important ». Avant de parler d’AGI il faudrait donc être capable de se hisser au niveau des capacités intersubjectives et opératives d’un animal ou d’un bébé selon le prix Turing 2018. Ses critiques ne sont pas tant liées à des considérations écologiques qu’à des considérations de coûts et d’efficacité dans les opérations. L’ambition à court et moyen termes d’une AMI est d’être capable d’observer et d’assimiler l’environnement à travers des capteurs dédiés à la construction d’un « word model », que l’on peut définir comme une représentation abstraite du réel construite par la machine. Celle-ci lui permettant de planifier des séquences d’action pour passer d’un état initial du « monde » à un autre. Le raisonnement du chercheur n’est pas de « remplacer l’intelligence humaine mais d’amplifier l’intelligence humaine » avec le « world model » de la machine IA. Avec cette orientation conceptuelle Yann Le Cun revient en quelque sorte à une conception systémique, cybernétique de l’IA, comme science du contrôle et de la régulation en critiquant le poids donné au langage par les LLM. Il compare l’émergence des bienfaits de l’IA avec ceux de l’imprimerie au 15e siècle, lesquels auraient permis l’éclosion des « Lumières » et la destruction du système féodal. [16] On remarquera qu’il ne pousse pas l’analyse jusqu’à dire que les services de AI pousseront les formations sociales à rompre avec le capitalisme.
  • Le troisième entretien est réalisé avec un Français, Michel Levy-Provençal, entrepreneur dans l’Informatique et le Conseil. Il souligne que si les prévisions de la « Singularity University pour l’horizon 2030-2035 », d’une IA low-cost ou open source dépassant le QI humain, se réalisent avec les avancées robotiques rêvées par le mouvement d’une IA cybernétique incarnée par Yann Le Cun, alors « que restera-t-il aux Humains ? ». On travaille parce qu’on a besoin de ressources humaines intelligentes, ou de dextérité manuelle, pour accomplir des tâches. Mais si ces tâches peuvent être faites par un robot humanoïde ayant fusionné l’IA cognitive et la dextérité manuelle, 90% des humains ne vont plus avoir rien à foutre » [17].

CONCLUSION

Nous avions l’intention, au début de cet exposé, de vous faire part de ce les « Français » connaissent de l’Intelligence Artificielle. En réalité, nous avons surtout rassemblé la documentation la plus communément accessible en France, concernant cette technologie.

Concernant la seconde partie, nous nous sommes rendus compte, sur plusieurs exemples, combien les universitaires français ou européens sont ignorants de l’Intelligence Artificielle, et font de grands discours théoriques qui tombent à plat. Comme toujours, celles et ceux qui parlent de l’IA sont surtout les praticiens. Ils peuvent être également universitaires. Mais en France, un grand nombre d’universitaires, marxistes de surcroît, adorent « causer ». La seule exception dans ce lot est celle d’Ivan Lavallée. Mais son livre sur la Cyber-Révolution demeure trop général.

Que nous disent les praticiens ?

L’intelligence artificielle incarne une étape majeure de la révolution numérique, suscitant à la fois espoirs et inquiétudes quant à ses répercussions sur nos sociétés. Si les craintes d’une disparition massive des emplois ou d’un remplacement total de l’humain par des machines dominent parfois les débats, ces scénarios alarmistes méritent d’être nuancés. Loin d’être une force autonome capable de supplanter la créativité et le jugement humains, l’IA apparaît plutôt comme un outil puissant au service de l’augmentation de nos capacités productives de toutes sortes. Elle peut enrichir les processus décisionnels et stimuler l’innovation, à condition que son usage soit guidé par une vision orientée vers le bien commun plutôt que par la seule quête de profit et de la guerre.

Cependant, les transformations qu’elle entraîne ne se limitent pas à ses prouesses techniques. Dans un monde marqué par des rapports de production inégalitaires, l’IA risque d’amplifier les disparités, en concentrant le pouvoir et les richesses entre les mains de quelques acteurs dominants, tout en précarisant davantage certaines catégories de travailleurs. Il y a des métiers de services plus fragilisés que d’autres comme celui des traducteurs ou des développeurs informatiques juniors. Les IA génératives peuvent amener à faire sauter l’intérêt de certaines contributions au procès de travail. Mais l’IA ne se réduit pas à l’IA générative. L’IA offre aussi des perspectives d’amélioration des conditions de travail et d’émancipation, si son développement s’inscrit dans une logique de justice sociale.

L’exemple chinois illustre cette ambivalence.

Dès les années 1950, sous l’impulsion de Qian Xuesen (un ingénieur formé au MIT (USA), devenu conseiller scientifique de Mao Zedong, et de Song Jian), la Chine a intégré la cybernétique (fondement de l’IA) dans sa stratégie étatique, portée au plus haut niveau par Deng Xiaoping qui en vantait les vertus pour moderniser le pays.

Cette « cybernétique sinisée » selon l’anthropologue Susan Greenhalgh, a propulsé la Chine comme candidat au leadership mondial en IA, avec des applications allant de la planification économique à la surveillance. Si cette approche démontre le potentiel de l’IA comme levier de développement national, elle interroge aussi sur ses implications éthiques, notamment en matière de libertés fondamentales.

Les véritables défis de l’ère numérique résident moins dans les capacités de l’IA que dans des problématiques plus insidieuses qu’elle suscite : la collecte massive de données personnelles, les risques de manipulation cognitive et la mainmise sur les infrastructures technologiques. Ces questions, trop souvent éclipsées par les discours spectaculaires sur l’automatisation, appellent une vigilance accrue pour garantir que le progrès serve l’humanité dans son ensemble, et non les intérêts d’une minorité.

En somme, l’IA n’est ni une menace absolue ni une panacée. L’industrie et les services n’ont pas attendu l’IA pour automatiser les tâches. Elles continuent à le faire sans algorithme « d’Intelligence ». Si l’enjeu économique d’une IA industrielle forte pour automatiser des tâches est importante en Europe et aux Etats-Unis pour prétendre rapatrier la production, tout en se passant des besoins d’immigration, l’automatisation n’est disponible que pour des opérations simples et répétables, dans des milieux stables et structurés. Dans ce cadre la valeur ajoutée de l’IA aux algorithmes traditionnels est plutôt limitée. Une IA qui se trompe sur du texte, ce n’est pas très grave. Mais le coût d’une erreur commise par un robot industriel est beaucoup plus important. Les hallucinations sur des opérations physiques sont difficilement réversibles. Elles sont donc chères et dangereuses.

Les effets des IA dépendent des choix politiques et économiques, qui en déterminent l’orientation. L’IA invite à repenser la socialisation des outils de production afin qu’ils profitent à tous, tout en exigeant une mobilisation collective pour contrer les dérives d’un système où la connaissance et la technologie tendent à être monopolisées. C’est dans la tension entre potentialités et risques que se joue l’avenir de l’intelligence artificielle, au service d’un progrès véritablement humain.

Mai 2025

Jean-Claude Delaunay

Baran Dilek

[1Le «  low code/no code  » est une méthode de conception et de développement d’applications qui permet au métier de se passer du code grâce à des interfaces visuelles et intuitives intégrées à des plateformes. En utilisant le principe du «  drag and drop  », et une saisie en langage naturel, on peut faire ce qui nécessitait auparavant un langage informatique.

[2Cf. notamment le dossier publié par la revue Economie et Politique en Mai-Juin 2016, n°742-743.

[3Paul Boccara, «  Sur la Révolution Industrielle du XVIIIe siècle et ses Prolongements jusqu’à l’Automation  », La Pensée, n°115, Juin 1964.

[4Frédéric Boccara, «  Révolution Informationnelle, «  numérique  », Valeur et Analyse de la Marchandise, Quelques Références provisoires  » (Dossier 2016 d’Economie et Politique, p. 21-26).

[5Ugo Pagano, «  Crisis of Intellectual Monopoly Capitalism  », Cambridge Journal of Economics, 2014, 38, p. 1405-1429.

[6Pagano, op. cit., p. 1413.

[7Cédric Durand, Techno-Féodalisme, Critique de l’Economie Numérique, 2021, Editions Zones.

[8Cédric Durand, «  La Monopolisation Intellectuelle à l’Heure des «  Big Tech  », Avril 2023, Institut La Boétie.

[9Frédéric List, Système National d’Economie Politique, 1857. 

[10Frédéric Hayek, La Constitution de la Liberté, 1960.

[11Ivan Lavallée, Cyber-Révolution et Révolution Sociale, 2022, Le Temps des Cerises, Paris.

[12Qin Zizhong, «  La Théorie de la Valeur Travail à l’Heure de l’IA  », in Les Sciences Sociales Chinoises Aujourd’hui.

[13Qin Zizhong, La théorie de la valeur de travail à l’ère de l’IA, Chinese Social Sciences Today, 2025-01-06, http://french.cssn.cn/recherches/etudes_sur_le_marxisme/202501/t20250124_5842126.shtml

[14Entretien de Jensen Huang avec Jacob Heldberg au Hill & Valley Forum 2025, le 2 mai 2025

[15Conférence donnée par Yann LeCun à l’université de Genève, «  Comment les machines pourraient-elles atteindre l’intelligence humaine  ?  », le 11/10/2024

[16Entretien de Yann Le Cun, «  Réflexions sur le parcours et l’avenir de l’IA  », Université de Genève, 14/01/2025

[17Entretien Silicone Carne, «  2035, l’intelligence artificielle va tout changer  », 11/4/2025

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